Notre-Dame de la nuit by Jean Markale

Auteur:Jean Markale [Markale, Jean]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Presses de la Cité
Publié: 2013-07-28T00:29:40+00:00

17

Dans l’auberge des Bruyères, tout est calme, tout est feutré, confortable, rassurant. Le bruit des couverts s’entend à peine, et les paroles des dîneurs semblent étouffées par l’épaisseur d’un décor peut-être banal mais qui incite au respect des autres. Ici, c’est l’anonymat garanti dans la chaude atmosphère que dégage un-feu de tourbe dans la cheminée surmontée d’une grande fresque représentant une lande battue par les vents. Tout se passe ici comme si rien n’existait ailleurs, car tout est concentré dans cet espace clos où la pleine lune ne peut pénétrer. C’est encore le jeudi 28 du mois d’octobre, et il est plus de vingt heures.

— En somme, dit le docteur Even, votre séjour ici ne vous apporte rien de précis quant à ces deux années dont vous avez perdu toute notion…

— Hélas ! oui, répondit Erwan. J’avais imaginé qu’en me replongeant dans le monde de mon enfance et de mon adolescence, en revoyant les lieux que j’ai fréquentés avec Anne lorsque nous étions en pleine harmonie, je risquerais de découvrir des points de repère, des lueurs au milieu de cette nuit terrifiante qui m’obsède. Mais rien ne se passe. Bien sûr, les souvenirs d’autrefois se réveillent, et je dois avouer qu’ils me confortent dans mon sentiment d’exister, dans ma volonté farouche de vivre. Ce n’est malheureusement qu’une compensation bien maigre au regard de ce malaise permanent que je ressens depuis qu’on m’a retrouvé sur le rivage de l’île Noire.

Le docteur prit la bouteille de vin et remplit le verre d’Erwan avant de se servir lui-même. Il fixa un instant son attention sur les flammes légèrement bleutées qui émanaient de la tourbe, dans la cheminée, répandant autour d’elles cette odeur si pénétrante et si enivrante qui n’appartient qu’à ce genre de combustible. Les habitants de Kerhuel se chauffaient encore à la tourbe parce qu’ils avaient tous le droit d’exploiter chacun une parcelle des tourbières qui s’étendaient au sud de la ville, entre les vastes landes de Mag-Mell et les marécages de Gern-en-Ifern, les bien nommés, car ils avaient réellement la réputation d’être un « Marais de l’Enfer », un de ces lieux maudits où seuls peuvent s’aventurer ceux qui passent dans l’Autre Monde. Le docteur se remit alors à manger, mais il s’interrompit bientôt.

— Vous savez, Erwan, dit-il encore, je ne suis pas psychanalyste, je ne me vante pas d’être plus malin que les autres, mais, en tant que médecin généraliste, je me vois toujours confronté à des cas qui relèvent davantage de la psychologie que de la simple médecine. D’ailleurs, je ne dissocie jamais les deux disciplines, ne serait-ce que pour satisfaire la curiosité que j’éprouve devant le comportement des humains. Parlez-moi donc, dites-moi ce qui vous passe par la tête. Il suffit parfois de peu de choses pour découvrir une porte qu’on n’avait pas remarquée auparavant ou qu’on avait négligé d’ouvrir.

Erwan haussa les épaules et but une gorgée de vin. Il regarda le docteur Even droit dans les yeux, comme pour montrer qu’il avait entièrement confiance en lui tout en doutant de sa capacité à pouvoir résoudre l’énigme qui le hantait.

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